Navajo Chief, E.S.Curtis
Entre 1907 et 1930 parut, aux Etats-Unis, la plus grande encyclopédie consacrée aux peuples natifs du continent Nord-Américain. Elle était signée d’Edward S. Curtis, photographe et ethnologue alors à l’apogée de sa carrière. Chacun des vingt volumes de son énorme travail était accompagné d’un portfolio séparé contenant à peu près trente-six photogravures d’une qualité remarquable. John Pierpont Morgan, magnat des chemins de fer et financier de cette entreprise culturelle d’un nouveau genre, avait voulu que ces ouvrages soient les plus beaux du monde. Ils l’étaient en effet, et aussi complets et précis que possible. Pourtant, cette encyclopédie ne se vendit qu’à 272 exemplaires : l’époque, malgré le soutien et l’intérêt de certains, comme celui du président Théodore Roosevelt, ne se préoccupait guère de savoir qui étaient, au-delà de leur sauvagerie apparente et de leurs rites incompréhensibles, les premiers habitants d’un pays alors tout entier tourné vers le progrès technique et l’avenir…
Femme Navajo, E.S. Curtis
Né en 1868, l’année du traité de paix signé par le chef Sioux Red Cloud à Fort Laramie, Edward Sheriff Curtis vécut cinq ans dans une ferme du Wisconsin avant que sa famille n’emménage dans le Minnesota. Son père, aumônier et prédicateur, revenu invalide de la Guerre de Sécession, l’emmena régulièrement dans de longs voyages exploratoires, ce qui l’habitua très jeune à une vie de découvertes et de liberté. Six années d’études formelles à l’école, une caméra construite de ses propres mains d’après un manuel paru en 1888, et voilà le jeune homme engagé comme apprenti dans le studio d’un photographe de Saint-Paul. Agé de vingt ans à la mort de son père, Edward est obligé de prendre en charge sa famille, se faisant tour à tour engager comme laboureur, pêcheur ou mineur. Puis il retourne à la photographie, devenant avec le temps l’un des meilleurs portraitistes de Seattle. Dans son studio, il produit des clichés sophistiqués de ladies en robe du soir, d’hommes d’affaires repus et d’enfants endimanchés. Sa réputation s’étend : de passage à Seattle, l’étoile Russe Anna Pavlova, le prix Nobel de littérature Rabindranath Tragore ou le fameux Chef Joseph des Nez-Percés, viennent tour à tour poser devant son objectif.
Sioux Chiefs, E.S. Curtis
Curtis n’abandonne cependant pas ses premières amours, son goût des voyages, des paysages et des rencontres. Régulièrement, il part pour de longues randonnées, photographiant les sociétés Indiennes qui vivent encore relativement protégées aux alentours de Seattle. En 1898, il croise une expédition scientifique égarée qu’il ramène à bon port. Parmi le groupe, deux hommes éminents découvrent alors son travail : Clinton Hart Merriam, zoologiste et chef du département de biologie du ministère de l’agriculture, et George Bird Grinnell, anthropologue spécialiste des Indiens. Grâce à eux, Curtis est nommé photographe de l’expédition Harriman envoyée en Alaska en 1899, avant de partir avec Grinnell vivre parmi les peuples du Montana. Son chemin est désormais tracé : il consacrera sa vie et son temps à photographier tribus et coutumes, avec le souhait d’en apprendre le plus possible sur les peuples natifs de son pays. Grinnell lui montrera comment aborder avec respect et rigueur ce monde ancien menacé, un univers qui le fascine depuis toujours, mais auquel il ne s’est intéressé, jusque là, qu’en superficie, l’esthétique l’emportant sur la réelle compréhension. Avec soin, il étudiera et répertoriera les coutumes, cérémonies, légendes, mythes, jeux et danses de ces hommes et de ces femmes aux modes de vie si éloignés du sien. Jusqu’en 1928, il sillonnera le pays, visitant et photographiant plus de 80 tribus dans des conditions souvent ardues. Comme disait de lui Grinnell :
« Il a échangé le confort d’une vie facile contre un travail des plus rudes, se séparant régulièrement et longuement de sa famille afin de parcourir des régions hostiles, avec au final, après de difficiles négociations, la douloureuse victoire de pouvoir photographier des hommes d’un monde primitif, pour qui l’ambition, le temps et l’argent ne signifient rien, mais aux yeux de qui un rêve, la forme d’un nuage dans le ciel ou l’envol d’un oiseau dans la mauvaise direction sont plus importants que tout. »
Il est vrai que Curtis dut, au début de ses pérégrinations, affronter de nombreux dangers. Souvent mal reçu par des Indiens dont il ne saisissait pas encore les coutumes, il subit embuscades et coups de feu, et il ne survécut parfois que grâce à un solide courage et à une présence d’esprit qui inspirèrent progressivement le respect. Description rapide du personnage par l’un de ses contemporains :
« C’était un type courageux, un solide et génial artiste au corps puissant, un homme vaillant d’une grande intelligence, intuitif et imaginatif, doué d’un sens de l’organisation à toute épreuve. »
Autre description, plus savoureuse : « C’est un drôle de type à l’apparence assez curieuse. Il est plutôt grand et anguleux. Il porte une fine cravate noire négligemment nouée, et arbore constamment un chapeau qu’on croirait arraché des roues d’un train… Une voix ondulante aux accents rêveurs. Deux yeux d’un bleu paresseux, brillant par instants d’un humour réprimé. Il ne sourit pas, pourtant ; sa bouche ne sert qu’à parler. Il ne se presse jamais, et c’est là qu’il berne tout le monde : il sait travailler, et quand il travaille, il est capable de se tuer à la tâche, aussi acharné et agité qu’un cyclone du Kansas. »
Willow Bird, E.S. Curtis
Avec les années, les Indiens finissent par accepter, puis par souhaiter les visites de cet homme étrange. Eux aussi ont leur vision de lui : pour les Hopi, qui le voient un soir gonfler son matelas pneumatique avant de se coucher, il sera « L’Homme-qui-dort-sur-son-souffle ». Mais au-delà de la plaisanterie, tous pressentent que le travail réalisé par Curtis deviendra, un jour, un accès indispensable à la mémoire de leur civilisation, entièrement basée sur des traditions orales, inéluctablement condamnée à disparaître. Et les 50.000 clichés que Curtis a pris aux quatre coins des Etats-Unis leur ont évidemment donné raison.
Jeune fille Makah, E.S. Curtis
Source : « Edward S. Curtis », Hans Christian Adam, éditions Taschen.
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