Hiroshige (1797-1858), la neige et le feu

C’est toujours assez difficile, quand on n’y connaît pas grand-chose, de distinguer un auteur d’estampes Japonaises d’un autre, de ne pas confondre leurs styles, et de retracer leur histoire. Sur le plan des dates, disons juste qu’Hiroshige (1797-1858*) naît trente-sept ans après Hokusai (1760-1849*), ce génie dont l’œuvre prolifique a chevauché la fin du dix-huitième et le début du dix-neuvième siècle. Dans les faits, Hiroshige, non moins génial, devint célèbre au Japon en éditant en 1833 (trois ans après la parution des fameuses « Trente-six vues du Mont Fuji » d’Hokusai) ce qui est toujours considéré comme son chef-d’œuvre et qui est en tout cas son œuvre la plus connue, « Les cinquante-trois étapes de la route de Tokaido », série imprimée à plus de 10.000 exemplaires en premier tirage. Hiroshige a alors trente-six ans (et Hokusai en a déjà soixante-treize).

Comme Hokusai, Hiroshige a dévoilé un talent précoce pour le dessin ; à dix ans, on le remarque pour une première œuvre (du moins la lui attribue-t-on), la « Procession des Insulaires de Luchu », travail qui démontre un talent déjà remarquable. Vers l’âge de quatorze ou quinze ans, il intègre l’atelier d’Utagawa Toyohiro, un maître de l’estampe de paysages. Un an plus tard, il recevra son nom « de pinceau », celui sous lequel on le connaîtra désormais, Utagawa Hiroshige.

Ah oui, ça aussi, c’est compliqué, car la plupart des artistes Japonais changeaient régulièrement de nom, le patronyme choisi « pour le pinceau » étant, en général, un savant mélange entre le nom du maître suivi durant l’étude, et celui de l’élève devenu maître. En réalité, Hiroshige était né sous le nom d’Ando Tokutaro, fils de Genemon, un sapeur pompier** de Tokyo (alors Edo).

À cette époque-là, lorsqu’on intégrait une école d’art, on était censé travailler selon le style du maître qui la dirigeait. Ce ne fut pas tout à fait le cas pour Hiroshige, esprit rebelle dont les influences furent multiples (dont celle, probablement, d’Hokusai). Il faut savoir également que vers 1820, la mode n’était pas encore au paysage ; selon une longue tradition, les artistes exécutaient surtout des portraits : acteurs du théâtre Kabuki, geishas ou guerriers, voilà ce qui se vendait. Comme Hokusai, Hiroshige en réalisa un bon nombre au début de sa carrière. Cependant, les sujets naturalistes commencèrent à intéresser les acheteurs, et comme Hokusai, Hiroshige put enfin se consacrer aux paysages.

En 1831, lorsque Toyohiro meurt, on propose à Hiroshige, considéré comme son meilleur élève, de prendre sa suite.  Sur le point de publier son premier recueil de paysagiste, « Lieux célèbres de la capitale de l’Est », il décline aimablement l’offre. En homme indépendant, il estime en outre qu’un individu réellement intéressé par le dessin doit en apprendre seul les techniques et les mystères, ce, peut-être, afin de trouver de lui-même son propre style. D’autre part, son énergie inépuisable et son goût de la découverte le poussent à voyager beaucoup (il fera de remarquables carnets de route ponctués de poèmes souvent très drôles). Adorant s’arrêter pour déjeuner dans les tavernes et observer le monde, on le sait épicurien, lettré (à la différence de nombreux artistes du temps), amoureux de la vie et amateur, sans excès, de saké.

Hiroshige fut marié deux fois. Sa première femme, d’une éducation classique, le révérait ; elle sut lui éviter pas mal de problèmes financiers en veillant constamment sur les cordons de la bourse familiale. On raconte qu’elle vendit en secret quelques uns de ses plus beaux bijoux et vêtements afin de payer les frais des voyages de son mari.  Après sa mort en 39, Hiroshige se remaria avec Oyasu, une fille de fermier plus jeune que lui de seize années, mais fort avisée elle aussi, quoique d’un caractère plus ludique (elle aussi aimait le saké) que celle qui l’avait précédée.

Malgré une tendance chronique à dépenser sans compter, Hiroshige ne fut jamais réellement pauvre ; à la fin de sa vie, il vivait à Tokyo dans une maison de cinq pièces relativement confortable, demeure qu’il avait fait construire à ses frais (et en empruntant pas mal, il est vrai, chose dont il se soucia jusqu’à sa mort).

En moyenne, Hiroshige réalisait deux images par jour. Son œuvre globale diffère selon les estimations : entre 5400 estampes et 8000, mais il faut savoir que pour la plupart, les dessins étaient imprimés un grand nombre de fois par leur auteur, notamment quand les estampes avaient du succès. Pas d’œuvre unique, donc ; par exemple, les fameuses « Cinquante-trois étapes de Tokaido » – qui en comptent en réalité cinquante-cinq, puisqu’on y ajoute Edo, l’étape du départ, et Kyoto, celle de l’arrivée – pouvaient différer selon les volumes : certains dessins inédits étaient parfois ajoutés, et d’autres soustraits au fil des éditions.

À cinquante et un ans, suivant la voie de Confucius, Hiroshige devint novice et changea une dernière fois de nom.  En tant que Tokubei, il se rasa la tête, mais ne cessa pas pour autant de poursuivre ses peintures de paysages. Malgré son refus d’enseigner, il avait tout de même eu à sa suite à peu près une vingtaine d’élèves ; malheureusement (comme il s’y attendait, d’ailleurs), sa « lignée » ne fut pas des meilleures, et les Hiroshige 2, 3 et 4 qui lui succédèrent ne surent pas atteindre l’excellence de leur modèle.

À soixante et un ans, Utagawa Hiroshige mourut du choléra lors de l’épidémie qui emporta près de vingt-huit mille habitants de Tokyo. Sa femme Oyasu lui survécut dix-huit ans.

Comme pour Hokusai, l’influence d’Hiroshige sur les peintres, les graveurs et les illustrateurs Occidentaux a été considérable. Citons entre autres Van Gogh et Monet bien évidemment, mais on peut aisément pousser vers les illustrateurs ou les affichistes dont j’ai déjà parlé (Bilibin, par exemple), et surtout voir dans son travail graphique les prémisses de ce que sera, plus tard, la bande-dessinée. Dans ce domaine, ce qu’on appelle désormais l’école Franco-Belge a hérité du goût de ce trait simple, essentiel, dynamique, de ces cadrages audacieux (avec des premiers plans quasi-cinématographiques), de ces couleurs riches et pures. Or il est amusant d’entendre, aujourd’hui, un auteur réputé comme Jirô Taniguchi, dire que c’est la bande-dessinée Franco-Belge qui lui a donné véritablement envie, à son tour, d’être dessinateur de BD. D’une certaine manière, par cette affirmation, il referme une boucle d’environ deux cents ans d’encre et de lumière.

* Par rapport à l’Histoire de France, Hokusai est donc né sous Louis XV et est mort un an après l’abdication de Louis-Philippe, suite à la révolution de 48. Quant à Hiroshige, il est né sous le Directoire et est mort sous le règne de Napoléon III.

**La charge de pompier se transmettait au sein d’une même famille, celle-ci habitant dans la caserne. Vers treize ans, peu de temps avant la mort de ses parents, Ando reçut la charge des mains de son père ; il la garda jusqu’à l’âge de vingt-sept ans. L’unique mission de sa caserne était d’éteindre les feux qui se déclenchaient parfois au palais du Shogun et pas ailleurs. Ces incendies n’étant, heureusement, pas très courants, cela lui laissa tout le temps d’étudier sa véritable passion, le dessin. Puis il laissa sa charge à l’un de ses parents (peut-être son fils) et quitta la demeure afin de s’installer à son compte.

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