« Le Code d’Esther », interview de Bernard Benyamin…

Avoir le privilège de suivre un projet de livre, de son premier jet à sa rédaction finale, est une expérience précieuse. C’est ce qui m’est arrivé avec « Le Code d’Esther » de mon ami Bernard Benyamin. Sorti le mois dernier chez First, il s’agit d’une formidable enquête fondée sur le Livre d’Esther, étonnant texte de la Torah qui, pour la première fois dans l’Histoire, évoquait une tentative d’extermination totale de la population juive au temps du roi de Perse Assuérus, et sur les éléments plus que mystérieux qui le lient de manière prophétique – notamment à travers un code chiffré anachronique inexplicable – au IIIe Reich et à l’horreur de la Shoah…

S.K : Il t’a suffi d’un coup d’œil sur les recherches de Yohan Perez, ton guide, pour te lancer dans « ce projet de dingue », cette déstabilisante et passionnante enquête. Je te connais comme étant à la fois très ouvert et très rationnel. Qu’est-ce qui t’a poussé à vivre cette aventure ?

Bernard Benyamin : Yohan ne m’a pas tout dévoilé tout de suite. Son enquête ne le satisfaisait pas, et il cherchait une confirmation auprès d’un journaliste reconnu. Il a voulu la mettre à l’épreuve à travers moi. Quant à moi, plongé dans le deuil de ma mère, j’avais un immense vide à combler. Ce projet est très bien tombé : j’étais à la fois dévasté et désœuvré. En le lisant, j’ai été immédiatement passionné, et je me suis dit : « Faut y aller ! » Tout au long de cette enquête, quand j’étais confronté à un problème ou à une énigme, j’ai convoqué ma mère. Et d’une manière ou d’une autre, c’est en évoquant sa mémoire que je trouvais pistes et solutions. Elle est venue m’aider à chaque fois. En dehors de cette extraordinaire histoire entre la Shoah et le Royaume d’Assuérus, ce livre est d’abord un hommage à sa mémoire.

S.K : Non seulement le Livre d’Esther déclenche un nombre incroyable de questions, mais c’est un texte hors norme par rapport à tous ceux de la Torah. Il ne se trouvait pas parmi les manuscrits de Qumrân, alors qu’on le date de 2300 ans. Et puis il y a le traité de Meguila (datant, lui, d’environ 450 ans après J.C.), qui l’accompagne : c’est un ensemble de commentaires et de règles qui l’éclairent de façon incroyable, en y ajoutant des notations très précises, elles-mêmes quasi prophétiques. Tu peux nous en parler un peu ?

B. B : Oui, c’est un livre très particulier. La découverte de ses caractéristiques m’a vraiment encouragé à relever le défi de Yohan. Ce qu’il faut savoir, c’est que le Livre d’Esther est le seul livre de la Torah avec une femme pour héroïne ; c’est aussi le seul dans lequel le nom de Dieu n’apparaît jamais, et le seul où l’on ne décrit aucune manifestation surnaturelle d’envergure, aucun miracle irréel. Maïmonide, le plus grand penseur juif du Moyen-âge, pensait que la fête de Pourim, qui célèbre la délivrance du massacre évité par Esther, serait la seule à rester quand toutes les autres fêtes auront disparu. Enfin, et surtout, le Livre d’Esther contient ce code, cet anachronisme sur lequel butent des générations de rabbins et d’érudits depuis 2000 ans… Voilà quelques bonnes raisons de mener une enquête !

Dans les commentaires, on parle pour la première fois de la Germania et de ses « 300 têtes couronnées », qui correspondent à l’Allemagne, constituée de 300 principautés, de la fin du XIXe siècle. Ce qui veut dire que les savants qui ont commenté le Livre d’Esther à la fin de l’Empire Romain ont introduit un lien entre ce texte antique et un pays qui, certes, existait déjà à leur propre époque, mais pas sous cette forme. Pourquoi ? Les grands érudits vous expliqueront que la Torah, pour qui sait la lire, contient à la fois le passé, le présent et le futur de l’humanité…

S.K : Avec l’espoir de résoudre tous ces mystères, on voyage avec toi et on rencontre effectivement un grand nombre de chercheurs extraordinaires, tous fabuleusement érudits, humbles et passionnés. Ce que j’ai trouvé très étonnant, c’est qu’aucun ne veut jamais empiéter sur le domaine des autres, comme si chacun semblait se satisfaire de sa part de quête, tout en connaissant tout de même très bien le fruit des études des autres…

B.B : Oui, l’une des grandes découvertes de ce livre a été ma rencontre avec les « hommes en noir ». Men in Black ! (rires.) Je m’en étais jusque-là tenu éloigné, de ces hommes aux vêtements sombres, aux chemises blanches, aux lunettes cerclées d’or, au teint trop pâle à force de se tenir loin du soleil. Je les ai toujours respectés, mais ils me paraissaient faire partie d’une branche du Judaïsme très à l’écart de mes propres préoccupations. À ma grande surprise, j’ai découvert des hommes extrêmement cultivés, brillants, tolérants, et dotés d’un sens de l’humour inouï. Je suppose que tous ne sont pas comme ça, mais ceux que j’ai rencontrés le sont. Effectivement, chacun respecte les travaux des autres. Les vrais grands chercheurs répondent uniquement aux questions dont ils sont les spécialistes, et ils n’hésitent pas à vous envoyer vers d’autres dès qu’un sujet dépasse leurs connaissances

S.K : Comment as-tu ressenti la série de révélations et d’affirmations que tu recevais d’eux ?

B.B : Comme un boxeur qui prend des coups mais qui refuse de jeter l’éponge. À chaque question, une réponse, et un nouvel uppercut ! Le combat le plus éprouvant a été celui de Jérusalem, où toute une nuit, on va m’asséner révélation sur révélation, ce qui va me laisser complètement groggy. Et pourtant, même là, je refuse de rendre les armes. Mais j’ai besoin de toute ma formation cartésienne, de tout mon scepticisme religieux pour me relever et continuer l’enquête…

S.K : Penses-tu que Julius Streicher pouvait lui-même croire à la prophétie d’Esther, ou a-t-il lancé cette phrase, « c’est Pourim 1946 », par seul défi, face à la mort, et à ses juges ? Son « je vais vers Dieu », prononcé juste avant, est tout de même ahurissant pour un homme ayant pris part à ces monstruosités. Il y a une nette folie en lui, il semble véritablement « à part » au milieu des condamnés de Nuremberg, une sorte de Janus maléfique et maudit…

B.B : C’est vrai. Pour tous ses codétenus, il y a eu hésitation et discussion, parmi les juges, sur l’application ou non de la peine de mort. Mais pas pour lui, alors qu’à la différence des autres, il n’avait jamais tué ni donné l’ordre de tuer un Juif… En outre, c’est le seul à avoir subi, du fait volontaire de son bourreau, la mort la plus pénible ! Il a emporté son secret dans la tombe. Tout ce que l’on peut dire avec certitude à son propos se résume en trois points : il parlait yiddish (cf. le passage sur son arrestation), il se vantait de posséder la plus grande bibliothèque juive du Reich, et il connaissait la fête de Pourim – et donc, vraisemblablement, avait lu le Livre d’Esther. Avait-il pu, pour autant, décrypter son code ? On ne sait pas. Et voilà qu’à quelques secondes de sa mort, il crie cette phrase ahurissante à ses juges. Pourquoi ? Où est-il allé la chercher ? La quête continue. Petit scoop : il semble qu’un livre écrit par Julius Streicher ait été récemment découvert à la Bibliothèque de l’Alliance Universelle Israélite de Paris. On va sans doute bientôt en faire état sur notre page Facebook, et sur notre site (cliquez sur les liens).

S.K : En dehors de la partie sur Nuremberg, le passage le plus impressionnant de ton récit se situe lors de ta visite à Landsberg. En te lisant, j’ai songé tout le temps à l’épicentre d’une danse macabre qui ne semble pas encore terminée : le premier camp de concentration découvert par les Américains, un cimetière de bourreaux anonymes, dont certaines tombes sont encore fleuries par des mains invisibles, et des personnages plutôt fantomatiques… Mais on y rencontre aussi un homme qui, seul, se dévoue contre l’oubli et lutte pour empêcher la destruction des vestiges du camp…

B.B : Oui, nous avons rencontré Anton, le gardien de ces lieux, et il nous a proposé de le visiter. On a pris rendez-vous avec lui devant l’entrée, sans savoir qu’on aurait beaucoup de mal à la trouver : quatre ou cinq fois, nous sommes passés devant sans rien déceler. Juste en face, de l’autre côté de la route, un calvaire assez récent semblait avoir été érigé là juste pour détourner les regards… Nous avons attendu Anton, et il est arrivé sous la pluie, à bicyclette, avec tout son attirail de clefs et de cadenas. En arrivant à Landsberg, je ne m’attendais pas du tout à visiter un camp. Marcher dans ces ruines a été un très grand choc. Je n’y étais pas préparé. Juste après mon voyage à Jérusalem, je me sentais comme pris dans des sables mouvants. Je voulais retomber sur mes pieds, retrouver un terrain plus ferme. Pour moi, Landsberg était une parenthèse parfaite pour comprendre la période nazie en Allemagne. D’abord parce que dans les années 1920, Hitler y avait été emprisonné après l’attentat de Munich. C’est dans ce fort qu’il a écrit « Mein Kampf ». Tout est parti de là, et à l’autre bout de cette parenthèse, le 29 avril 1945, les troupes américaines, pas du tout préparées, elles non plus, à voir ce qui s’y passait, découvrent ce camp de concentration. Pour tout ça, Landsberg était une clef. J’ignorais cependant qu’elle m’apporterait, en plus, le dernier « coup de massue » en me révélant le nom de l’éditeur de « Mein Kampf » ! Quel ahurissant rebondissement de l’affaire !

S.K : Au cours de ma lecture, j’ai énormément apprécié le mélange de la grande Histoire et de la petite, avec le contrepoint chaleureux de tes propres souvenirs d’enfant, la présence bienveillante de ta mère, mais aussi les souvenirs très douloureux des rescapés de la Shoah. Lors de ce voyage à Landsberg, la froideur d’accueil de l’employée de la mairie, en comparaison, est stupéfiante !

B.B : La personne qui nous a accueillis à la mairie est l’image vivante de l’ambiance qui règne là-bas aujourd’hui. Qu’un land veuille transformer un camp de concentration en parking de supermarché en dit long sur le désir d’effacer toute trace de cette période. À Landsberg, je n’ai pas arrêté de penser au film « Scène de chasse en Bavière » (1969, Allemagne, Peter Fleischmann). Ce n’est pas un hasard s’il existe : il n’y a pas de terre plus conservatrice et catho que la Bavière. Et pourtant, effectivement, certaines tombes anonymes de bourreaux nazis sont toujours fleuries…

« Le Code d’Esther », Bernard Benyamin avec Yohan Perez, First Document, 258 pages.

Ce livre bénéficie de QR codes permettant de relier, par portable interposé, chaque fait aux documents ou aux films historiques hébergés sur le web.

Bernard Benyamin dédicacera ce livre ce week-end (24 et 25 novembre 2012) au Salon du livre de Radio France.