Meurtres en gros plan : Michel Gourdon

Dans les années 60, on ne laissait pas traîner les romans dits « de gare » n’importe où. Fallait pas que des menottes innocentes puissent en feuilleter quelques pages au risque de tomber sur des phrases comme « il glissa sa main dans sa poche intérieure et caressa le revolver. Il était là, tiède et pesant comme une bête » ou « la tension nerveuse exacerbait son désir ». Oui, bon, la réaction parentale peut se comprendre, c’était pas de la prose Comtesse de Ségur, ni du Balzac, assurément. Aux Éditions « Fleuve Noir », quelle que soit la collection (Feu, Angoisse, Espionnage, Spécial Police, etc…), le problème était plus crucial encore, et papa, maman, oncle Georges ou grand-père Henri avaient des sueurs froides en songeant aux couvertures de Michel Gourdon.

Si vous avez plus de trente ans, ne me dites pas que vous ne connaissez pas Michel Gourdon. Évidemment, si vous avez trente ans pile-poil, vous êtes (un peu) excusé, vous n’aviez que deux printemps au moment où il a arrêté d’œuvrer pour le Fleuve Noir, après dix-huit ans de bons et loyaux services, c’est à dire à peu près 3500 couvertures. 3500 gouaches. Une paille.

L’ami Gourdon est né en 1925 à Bordeaux. Entré aux beaux-Arts en 41, il en sort en 45 et débute sa carrière dans l’animation avant de s’ennuyer un temps dans le dessin industriel. Collaborant ponctuellement à des revues comme Nous Deux, Paris-Flirt ou bien encore aux éditions Mondiales, ses pin-up* attirent un jour l’attention d’Armand De Caro, et en 1950, au moment de la création du « Fleuve Noir », le voilà engagé. Avec Brantonne, le dessinateur de la série « Anticipation », il donne aux romans cette patte qui fait d’eux, aujourd’hui, des livres – «madeleines de Proust» (parfumées au scotch trente ans d’âge et au tabac blond), pavés multicolores qu’on cherche encore avidement chez les bouquinistes et dont les illustrations originales s’échangent à prix d’or sur E-Bay.

Michel Gourdon dessinait parfois jusqu’à vingt couvertures par mois. Pour chacune, il usait de codes simples, efficaces, gimmicks suggestifs qui attiraient l’œil du passant : une belle fille en rose découvrant un cadavre dans son salon, une main gantée de mauvaises intentions composant un numéro de téléphone ou agrippant nerveusement un revolver, un mec ligoté prêt à subir les tortures perverses d’un maniaque, ou encore une bagnole sortant de la route sur fond d’incendie. Pas si facile que ça, il fallait savoir se renouveler, trouver l’astuce qui différencierait chaque image de la précédente. Un peu comme pour les unes dessinées (par d’autres) du magazine « Radar »**, Gourdon variait les cadrages et jouait avec les emblèmes de la séduction soft de l’époque : une paire de jambes gainées de bottes de cuir par ici, une belle nana évanouie sur un quai mal éclairé par là, des castagnes viriles et un paquet de bolides aux carrosseries rutilantes.

On était alors très loin d’Ellroy ou de Crumley ; les héros de ce temps-là s’appelaient San Antonio, TTX 75, Coplan, Hubert Bonisseur de la Bath ; ils avaient le sens de l’honneur, du bagout, de beaux muscles bandés sous leurs jolis costumes. Et ils tombaient les filles comme des mouches, ça va sans dire.

S’inspirant de l’acteur Gérard Barray, Gourdon a, le premier, donné à San Antonio ce physique de costaud ténébreux à la mèche rebelle qui perdurera (imagine-t-on désormais San Antonio blond ?), et sous son pinceau, Nestor Burma portait très bien le costar cintré (malgré sa bouffarde). Dans ses portraits, on pouvait retrouver fugitivement les traits d’Alan Ladd, de Tony Curtis, de Mitchum, de Grace Kelly ou d’autres acteurs. Qu’ils soient en bonne ou mauvaise posture, les mecs arboraient en tout cas la virilité de Sean Connery dans « James Bond contre le Docteur No ».

Rouges, blancs ou jaunes, les titres des romans s’étalaient de biais sur les dessins : « Le grand piège », « L’équipage perdu », « Le commando de la soif » (NDLR : dix contre un que l’histoire se passe dans un désert), « Les bras en croix », « Le commander rit jaune ». Toute une époque. En les lisant, on pense au Bob Morane (et à sa Miss Ylang-Ylang) d’Henri Vernes, illustré notamment par le grand Pierre Joubert. On se souvient aussi des nanars d’antan, de ce bon vieil Hubert – OSS 117 (cliquez) au brushing impecc’ et à la cravate à peine dérangée après une bagarre (mal fichue) contre un mastard à la gueule (forcément) patibulaire – ah, ce « il vous fera rire et frémir » de la bande-annonce…!

Durant les années 70, la photo s’installe de plus en plus sur les couvertures de polars. De vraies filles montrent de vrais seins et doucement, le dessin s’efface. D’ailleurs, les héros se font plus rares, et les femmes ne sont plus de ravissantes potiches ou d’ignobles Mata-Hari aux ongles aiguisés. On ne s’entretue plus dans des chalets suisses, au cœur de bases sous-marines sophistiquées ou sous des lambris autrichiens ; progressivement, on comprend que les savants fous et les organisations tentaculaires ont désormais laissé la place aux marchands et aux banquiers en cols blancs. Les années-fric débarquent, la naïveté trépasse, étranglée dans son déshabillé démodé.

En 78, Gourdon abandonne les couvertures du « Fleuve Noir », mais ne cesse pas de travailler dans des domaines divers, publicité, presse et, bien sûr, dessin érotique. En 1984 paraît « Noir » (éditions Publicness), un recueil contenant nombre de ses illustrations, sur un texte de François Rivière. L’ouvrage sera vite épuisé, et il est aujourd’hui très difficile à trouver. Michel Gourdon est mort en 2011.

 

* Le frère de Michel Gourdon, oeuvrant sous le nom d’Aslan, est devenu célèbre pour ses pin-up dessinées sur les couvertures du magazine « Lui ».

** Radar était un hebdo à scandales des années 50, aux couvertures dessinées, d’abord en noir et blanc puis en couleurs. Un de ses titres notables : « Le réveil de la garde-barrière retardait de trois minutes, et l’express survint ».

2 réponses

    1. Héhé. Salut Goudron. Je suis allée lire vos plumes glacées. On a des trucs et probablement des copains en commun, j’ai bien l’impression. :)

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