Petit éloge des séries télé – Martin Winckler

Saviez-vous qu’à l’origine, « Dallas » avait été volontairement conçu comme une sorte de « Roméo et Juliette » moderne ? Moi pas, j’avoue. Bien qu’un de mes proches m’ait moult fois expliqué que la série était articulée sur les ressorts de narration des drames d’autrefois, et bien que j’aie lu et vu la pièce de Shakespeare, je n’avais pas envisagé d’assimiler Bobby Ewing à Roméo Montaigu, ni sa femme à Juliette Capulet. Maintenant qu’on me l’a dit, ça me semble évident, mais à l’époque de sa diffusion, je n’y songeais même pas tant le thème de la série m’ennuyait. À tort, bien sûr, car elle développait toute une réflexion, assez rebelle pour l’époque, sur l’argent et le pouvoir.

 En aparté, je ne sais pas pourquoi je n’ai jamais eu envie de regarder Dallas. Je crois que ça a un rapport avec l’argent, au fond. Les super-riches me laminent le moral presque autant que les journalistes actuels et les hommes politiques. Tous me font l’impression d’être sortis, à un moment donné, du monde des vivants. Ma meilleure référence, vis-à-vis d’eux, reste « Invasion L.A. » de John Carpenter, et ce ne sont pas les désastreux essais de chirurgie plastique des vieilles tortues fortunées qui me feront changer d’avis. (La vie éternelle étant la seule chose qu’un milliardaire ne peut encore s’offrir, je crois que les auteurs de science-fiction ont eu raison de s’inquiéter quant au sort à venir des pauvres, futurs pourvoyeurs d’organes de ces classes hors d’atteinte. Souhaitons qu’on ne puisse jamais greffer un cerveau d’un corps à un autre – oh oui, prions pour que le prion se charge du greffon si cette expérience se tente un jour.)

Je devrais également m’interroger sur ce qui me fait parfois regarder d’un œil gourmand les émissions du défunt journaliste Dominick Dunne, « Crimes en Haute Société » – je veux dire : en sus de son inamovible mèche blanche plaquée au dessus de ses lunettes rondes, des coussins fleuris de ses canapés et de son feu de cheminée brûlant été comme hiver. Tout au long de ces docs, le nombre de jeunes crétins friqués déterminés à éliminer leurs parents pour palper l’oseille est considérable. Le nombre de vieilles araignées recluses, suceuses de pognon en leurs jeunes années au point de finir par tuer, mais échappant à la taule grâce à leur argent, y est également étonnamment élevé. La fiction est toujours en-dessous de la réalité. Finalement, je crois que ce qui m’intrigue le plus dans la vie des riches est le moment exact où le pouvoir et l’argent détruisent leurs capacités de création, transformant leur cervelle en brouet. J’aurais donc dû regarder Dallas, j’imagine…

Pour en revenir à l’origine de ce post, j’ai lu hier le « Petit éloge des séries télé » (Folio) de Martin Winckler. J’aime beaucoup Winckler. Maintenant émigré au Canada, c’est l’un des rares intellos français à adorer les séries, et à souligner tout ce qu’elles véhiculent de philosophie et de pensées vives sur le monde humain. En France, on a tendance à mépriser ce type de narration, que l’on considère toujours comme de la distraction futile au point de la censurer sans hésiter. Le passage de Winckler sur les censures des chaînes françaises, notamment TF1, donne un aperçu du niveau de bêtise de leurs dirigeants. C’est absolument édifiant. Je vous en copie un extrait :

« Autre exemple : dans un épisode de Dr House (Damned if you do, s.1, ép.5), le personnage titre reçoit un patient souffrant de l’intestin. Il lui recommande, en précisant que ce n’est pas « politiquement correct », de fumer deux cigarettes par jour, car la nicotine calme les spasmes du côlon. Le patient s’inquiète : les cigarettes sont dangereuses, et provoquent une dépendance. Avec sa causticité d’usage, House répond que c’est le cas de tous les médicaments qu’il prescrit, mais que celui-là, au moins, est autorisé par la loi… Dans la VF, House prescrit… deux bols de riz par jour, et le patient s’inquiète d’une dépendance au riz complet… Ce n’est pas seulement stupide, c’est incompréhensible, et ça laisse entendre, en plus, que les scénaristes écrivent n’importe quoi !

Ces trahisons (il ne s’agit pas de contresens, mais de modifications délibérées) étaient déjà pratiquées par la télévision d’État : au cours des années soixante-dix, les dialogues de la très populaire Starsky & Hutch ont été réécrits pour gommer l’homosexualité d’un personnage, pourtant centrale dans l’intrigue. »

Parole de médecin, puisque Winckler en est un. Eh oui. En France, pays de maîtres d’école en blouse grise, on pense pour vous. Et comme « on » est définitivement limité, on pense que vous l’êtes aussi… Ce n’est hélas pas nouveau, mais ça commence à lasser. Il faudrait faire une série sur la naissance de la bêtise dans la tête d’un Français qui devient dirigeant d’un truc. On en fait hélas beaucoup plus sur la crétinerie assaisonnée de gaudriole du Français moyen, type « Machine à café ».

Parler du monde des séries en France pourrait peut-être paraître une occupation superflue, mais c’est très symptomatique du reste. Depuis les années 1990, nous n’aurons créé qu’un ou deux feuilletons de qualité (j’y compte « Kaamelott »), le tout-venant restant d’une incommensurable vacuité. Inutile, donc, de s’étonner du succès en regard des productions américaines. Pourtant – rien ne convainc un imbécile, pas même le succès –, toutes ces œuvres continuent à être distribuées n’importe comment sur la plupart des chaînes, en rafales désordonnées d’épisodes et de saisons mélangés, avec mauvais doublage récurrent à la clef. Que voulez-vous : nos preux dirigeants à babouches de plomb sont définitivement embourbés dans l’a priori néo-soixante-huitard que rien de bon ne peut venir de l’Amérique – hormis peut-être la téléréalité, les ronds-points, les centres commerciaux à parkings géants et les réseaux sociaux, les tablettes et les portables fabriqués par des esclaves asiatiques (je n’ai pas besoin de souligner ces paradoxes). Celui qui me soutiendra que la télé française, toutes chaînes confondues (exceptée Arte), n’est pas devenue, désormais, un cercueil puant rempli de restes momifiés, a besoin de se faire laver les yeux à grande eau. Comme ailleurs dans ce pays, plus rien ne s’y crée depuis vingt ans. La vague tentative de zapping faite hier m’en aura à nouveau convaincue : tombée par hasard sur une émission de Philippe Labro, j’y ai entendu, de la part de ses copains chroniqueurs, journalistes cacochymes (toujours les mêmes, complètement cyniques, dépassés, pas drôles et dogmatiques), plus de bêtises accumulées sur la crise et le monde que je n’en avais lues en un an dans nos journaux. C’est dire.

 Comme Winckler, j’en aurai plus appris sur l’humanité en suivant des séries comme « Law and Order » ou « Band of Brothers » qu’en lisant les pensums autocentrés des poussiéreux intellectuels de nos salons en toc. En refermant son livre (trop court), je me disais hier, une nouvelle fois, que notre Homeland à nous était décidément devenu, du moins sur ses sommets, un pays foncièrement rasoir, vieux et crispé. Jusqu’au faîte de l’État, tous ses dirigeants me font penser à un agglomérat de méprisants bulots bien accrochés à leur petit rocher. Allez leur parler de « Life », « Ringer », « Fringe », « Mad men » ou « Jesse Stone ». Vous les ferez bâiller de désintérêt, et vous aurez sans doute droit, ce faisant, à une bulle d’air au parfum fétide, avec une citation d’un autre âge extraite d’un livre qu’ils n’auront pas lu. Tant pis pour vous : que peut-on attendre d’une élite qui, par dogme, casse fermement ce qui marche, et s’abstient mollement de réparer ce qui ne fonctionne pas ? Rien.

Allez. Énergie, Monsieur Spock. Cet espace-temps français est décidément foutrement enquiquinant.